Si tu as lu l’article sur la définition du patriarcat, peut-être voudras-tu savoir d’où il vient. C’était en tout cas mon cas. Le définir, en prendre conscience, le repérer, oui, d’accord. Mais pourquoi le patriarcat est ce qu’il est? D’où sort-il? Et pourquoi est-il toujours méchant (avis à celleux qui ont déjà bu de l’Orangina Rouge) ?
Les inégalités de genre n’ont rien de « naturelles ». Ça, normalement, tu l’as déjà bien compris. Elles s’enracinent dans une histoire longue, complexe, et profondément culturelle. Comprendre cette construction historique, c’est comprendre comment les sociétés humaines ont bâti, siècle après siècle, une hiérarchie entre les sexes. Derrière le mot patriarcat se cache un système de domination masculine solidement ancré dans nos institutions, nos mentalités et nos représentations du monde. On ne va pas disséquer ce système dans un détail fou, tu t’en doutes, sinon l’article serait beaucoup trop long. Mais voici quelques connaissances qui te permettront de mieux comprendre le patriarcat tel qu’il existe aujourd’hui.
Des origines mythiques à la première hiérarchie sociale
Dans la plupart des mythes fondateurs, les femmes apparaissent comme sources de tentation, de désordre ou de chute. Ève, Pandore, Lilith : ces figures ont servi à justifier l’exclusion des femmes du pouvoir spirituel et politique. L’historienne Gerda Lerner rappelle que c’est dès la sédentarisation, autour du Néolithique, que la division sexuelle du travail s’installe durablement : la chasse et la guerre deviennent des activités masculines, tandis que la maternité est associée à la sphère domestique. Cette répartition, d’abord économique, se transforme peu à peu en hiérarchie symbolique.
Dans de nombreuses civilisations antiques, de la Mésopotamie à la Chine, les lois institutionnalisent la domination masculine. Le Code d’Hammourabi (XVIIIe siècle av. J.-C.) plaçait déjà les femmes sous la tutelle de leur père ou de leur mari. En Grèce, Aristote affirmait que la femme était « un mâle inachevé ». En Inde, les textes du Manusmriti prescrivaient une obéissance totale de la femme à l’homme, du père au mari, puis au fils. Ces récits et législations ont façonné, dès l’origine, une vision inégalitaire des sexes, reprise ensuite par les religions monothéistes.
Le Moyen Âge : entre culte marial et méfiance du corps féminin
En Europe médiévale, les femmes sont à la fois vénérées et craintes. Vénérées à travers la figure de la Vierge Marie, qui incarne pureté et maternité idéalisée. Craintes, parce que leur corps est jugé instable, charnel, et donc suspect. Les médecins de l’époque, influencés par Galien, décrivent le corps féminin comme une version « froide et imparfaite » du corps masculin. Dans ce contexte, l’Église renforce le contrôle sur le corps des femmes : sexualité encadrée, mariage indissoluble, maternité comme unique vocation.
Malgré cela, certaines femmes médiévales s’affranchissent des normes. Des figures comme Hildegarde de Bingen, Christine de Pizan ou Aliénor d’Aquitaine démontrent qu’une parole féminine peut exister, même au sein d’un ordre patriarcal. Mais ces exceptions confirment la règle : la majorité reste privée d’éducation, de droits civiques et de reconnaissance sociale.
Renaissance et modernité : la chasse aux sorcières, un sexocide méconnu
La Renaissance, souvent présentée comme une ère de progrès, fut aussi celle d’une régression brutale pour les femmes. Entre le XVe et le XVIIe siècle, près de 200 000 femmes furent accusées de sorcellerie en Europe. Le Malleus Maleficarum, manuel publié en 1487, décrit la sorcière comme intrinsèquement féminine : menteuse, lubrique, soumise au diable. Ces persécutions, que Silvia Federici qualifie de « sexocide », ont accompagné l’avènement du capitalisme naissant. En éliminant ces femmes indépendantes — guérisseuses, sages-femmes, veuves, pauvres ou simplement trop libres —, les États dits modernes ont imposé un nouvel ordre social fondé sur la domestication du corps féminin.
Ce phénomène n’est pas uniquement européen. En Afrique de l’Ouest, certaines sociétés ont connu des chasses aux sorcières jusqu’au XXe siècle, souvent liées à des transformations économiques ou coloniales. En Inde, au Népal ou en Papouasie, des femmes continuent d’être persécutées sous ce prétexte, preuve de la persistance d’un imaginaire mondial de la femme « dangereuse ».
L’époque moderne : la raison masculine et l’exclusion politique
Au XVIIIe siècle, les Lumières promettent liberté et égalité universelles… mais oublient la moitié de l’humanité. Rousseau écrit que la femme doit « plaire à l’homme », et même Condorcet, partisan de l’égalité, reste isolé dans ses convictions. Quand Olympe de Gouges publie en 1791 la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle est guillotinée deux ans plus tard. La Révolution française, qui renverse les privilèges de la noblesse, consolide paradoxalement ceux du patriarcat.
Durant tout le XIXe siècle, la bourgeoisie industrielle impose un modèle de « femme au foyer » : ange du foyer, mère exemplaire, gardienne morale. L’accès à l’éducation, au vote ou à la propriété reste marginal. Cette époque marque la naissance d’une double exclusion : des femmes du savoir, et des femmes du travail rémunéré.
Au-delà de l’Occident : d’autres visages du patriarcat
Si l’histoire européenne est emblématique, d’autres régions du monde ont connu des formes spécifiques de patriarcat. En Chine impériale, la coutume des pieds bandés symbolisait la soumission et la fragilité féminine. Dans le monde arabe, les traditions patriarcales ont souvent été renforcées par la colonisation et les lectures conservatrices du religieux. En Amérique précolombienne, les conquêtes espagnoles ont effacé des sociétés où certaines femmes occupaient pourtant des fonctions spirituelles et politiques majeures.
Au Japon, le confucianisme a longtemps justifié une hiérarchie stricte où la femme devait « obéir trois fois » : à son père, à son mari, puis à son fils. En Afrique, la colonisation a souvent affaibli les structures matrilinéaires traditionnelles, remplaçant des systèmes d’équilibre par des modèles de domination masculine importés d’Europe.
Héritage contemporain et prise de conscience
L’héritage du patriarcat n’appartient pas au passé : il continue de modeler nos représentations du pouvoir, du corps, de la sexualité ou de la réussite. Comme le souligne Olivia Gazalé, la domination masculine ne repose pas seulement sur des institutions, mais sur des mythes persistants : la virilité comme force, la féminité comme faiblesse. Ces schémas imprègnent encore la culture populaire, le monde du travail, la politique ou les relations amoureuses.
Prendre conscience de cette histoire, c’est amorcer une libération. Cela passe par l’éducation, la transmission, l’écriture, la mise en lumière des figures oubliées, mais aussi par une vigilance quotidienne : questionner les stéréotypes, écouter les voix marginalisées, reconnaître les privilèges. Défaire le patriarcat, ce n’est pas inverser la domination, c’est sortir de la logique même de hiérarchie entre les genres.